Des origines antiques à l’empire du mourvèdre : gestes fondateurs et premières adaptations

La vigne, dans le bassin méditerranéen, ne date pas d’hier. Les Phocéens ont introduit ses premiers sarments sur le littoral provençal dès le VIe siècle avant notre ère, et l’on retrouve chez les Romains de Massilia des écrits sur les bienfaits de la “vinum bandolum”. Cependant, en matière de culture, tout commence par la contrainte du sol : les pierres foisonnent. Les premières innovations consistent à épierrer, amasser, puis ériger les restanques, ces terrasses de pierre sèche qui marquent encore le paysage. L’adaptation, alors, est double :

  • Densité de plantation : chaque cep est planté dense, parfois moins d’un mètre l’un de l’autre, pour compenser les faibles rendements.
  • Labourage et traction animale : la traction animale, mulets et chevaux camarguais, domine jusqu’au XXᵉ siècle. Pas de tracteur ici : sur les restanques irrégulières, tout est manuel ou animal.

Le travail de la vigne se cale sur le rythme du vivant, la jachère alterne avec les cultures alimentaires (oliviers, céréales). Cette mosaïque paysagère forge une biodiversité qui joue, aujourd’hui encore, dans la complexité aromatique des crus locaux.

Des crises et des révolutions : phylloxéra, remembrement et l’âge du cuivre

Le XIXᵉ siècle marque un tournant douloureux : entre 1865 et 1890, le phylloxéra, ce minuscule insecte importé d’Amérique, ravage 80% du vignoble français (Syndicat des Vins de Bandol). À Bandol, cela provoque une réinvention totale des pratiques :

  • Greffage systématique : Après la crise, tout le vignoble est replanté sur des porte-greffes américains résistant au phylloxéra, souvent le 41B ou SO4. Cela bouleverse l’art de la taille.
  • Traitements “modernes” : Dans la foulée, apparaît le sulfatage (bouillie bordelaise, un mélange de cuivre et de chaux), qui s’impose face au mildiou dès 1885.

On entre dans l’ère des premiers traitements phytosanitaires, nécessité dictée par la survie des ceps. Un effet collatéral, parfois méconnu : la systématisation du traitement autorise, dans les années 1920-1930, la remontée des cépages délicats comme le mourvèdre, désormais emblématique du Bandol.

L’après-guerre : mécanisation, désherbants et premières crises de conscience

La mécanisation s’installe tardivement dans cette Provence de terrasses. Dans les années 1950-1970, la demande explose : l’agriculture se modernise. On élargit parfois les rangs pour laisser la place au passage des petits tracteurs vignerons. Dans le même mouvement, l’introduction, dans les années 1960, des herbicides et produits phytosanitaires de synthèse, facilite le travail et allège la main-d’œuvre.

  • Suppression du travail du sol : La chimie “remplace” la binette, parfois jusqu’à l’excès, et l’on voit s’appauvrir la vie des sols.
  • Augmentation de la taille des exploitations : Plus facile à conduire, la vigne “s’étend” : entre 1950 et 1970, certaines exploitations triplent de surface (source : INAO, statistiques historiques AOC Bandol).

Mais une part des vignerons du Bandol, soucieux de la qualité, résiste à l’industrialisation à outrance. Dès 1941 d’ailleurs, l’obtention de l’AOC Bandol impose un cahier des charges strict : densité minimale (5 000 pieds/ha), pas plus de 40 hl/ha en rendement, dominance du mourvèdre (50% minimum). On protège le patrimoine, parfois contre la pression du “progrès” à tout prix.

Un nouvel âge du terroir : retour à l’herbe, bio et biodynamie

Dès les années 1980-1990, partout en France, une lame de fond écologique commence à poindre. À Bandol, cette conscience prend racine plus tôt que dans d’autres appellations : le microclimat, la nature morcelée des domaines et la fierté du “fait main” poussent naturellement vers des pratiques respectueuses du sol.

  • Enherbement raisonné : Plutôt que de désherber, on laisse pousser une flore modérée, qui active la vie microbienne et protège la structure des sols.
  • Pratiques biologiques : Progressivement, des domaines optent pour le bio. Dès 2005, près de 11% des surfaces sont engagées (source : Agence BIO), chiffre qui grimpe à plus de 30% en 2023 (Terre de Vins).
  • Premiers pas vers la biodynamie : Le Clos de la Procure, le Domaine Tempier ou encore Jean-Pierre Gaussen expérimentent successivement les préparations biodynamiques, tout comme la réintroduction du cheval de trait pour les labours dans certaines parcelles à partir des années 2010.

Un autre facteur d’évolution : la gestion de l’eau. Dans un climat de plus en plus sec, les vignerons de Bandol pratiquent massivement la taille en gobelet, qui préserve l’humidité autour des ceps, et expérimentent dès 2010 des paillages organiques, limitant l’évaporation.

Technologies de précision et savoir-ancien : l’équilibre sensible du XXI siècle

Si le geste ancestral du vigneron reste présent, l’ère actuelle est celle de l’hybridation intelligente des savoirs. Plusieurs pratiques illustrent cette nouvelle donne :

  • Cartographie par drone et imagerie satellite : Certains domaines utilisent la télédétection pour optimiser le diagnostic des besoins (eau, maladies), limitant ainsi les traitements à l’essentiel.
  • Sélection massale des plants : On replanter de plus en plus à partir de pieds anciens sélectionnés pour leur résilience et la finesse aromatique, plutôt qu’à partir de clones standards (ex. : le Domaine de la Tour du Bon ou la Bastide Blanche).
  • Robots viticoles autonomes : Apparition ponctuelle, sur certaines parcelles difficiles, de robots capables de désherber ou de trier les grappes.

Pour autant, la taille manuelle, la vendange à la main continuent de prévaloir : en 2023, plus de 85% des domaines bandolais continuent la récolte manuelle (Syndicat des Vins de Bandol), garantissant une sélection rigoureuse à la parcelle. Les pratiques expérimentales se multiplient aussi, souvent en association pour mutualiser les outils de précision sans perdre l’ancrage du geste humain.

Art de vivre, préservation du paysage et innovations solidaires : cap sur l’avenir

L’une des singularités du vignoble de Bandol réside dans la volonté farouche de préserver le paysage. Les restanques, véritables remparts contre l’érosion, font l’objet de chantiers collectifs de restauration : en 2022, 1,3 km de murs a été restauré sous l’égide de l’association “Restanques et Vignes en Bandol”. Ces efforts, loin d’être anecdotiques, garantissent la survie d’un écosystème rare, où le lièvre trouve encore refuge sous les oliviers centenaires. La nouvelle génération de vignerons se fédère : signature de chartes environnementales, échanges d’outils, groupes de recherche participative (ex. : projet “EcoVitiBandol” initié en 2020), rapprochement avec l’INRAE pour tester des cépages résistants à la sécheresse. Quelques tendances de fond s’affirment :

  • Sobriété en intrants : baisse constante des fongicides et herbicides (-55% entre 2005 et 2022 selon l’IFV).
  • Agroforesterie balbutiante : plantation de haies vives, retour des arbres dans et autour des vignes pour fixer les sols, apporter de l’ombre, stocker le carbone.
  • Formations partagées : montée en gamme des compétences, avec la création de micro-certifications ru local sur la gestion durable des sols.

Ce dialogue permanent entre fidélité aux gestes d’hier et adaptabilité face aux défis climatiques scelle l’identité profonde du Bandol viticole.

L’esprit du terroir en mouvement : constance et audaces pour demain

Le vignoble bandolais, loin de se figer dans la carte postale, s’est hissé à la hauteur de son histoire : celle d’une terre difficile, domptée par l’ingéniosité humaine, ouverte aux expérimentations, lucide face à l’urgence écologique. Parfois en avance sur son temps, le Bandol a souvent su conjuguer finesse patrimoniale et prise de risque créative. À travers l’évolution des pratiques agricoles – du soc au robot, du soufre à l’infusion de plantes, du purin d’ortie à la cartographie satellite –, c'est la promesse d’un vignoble vivant, dont chaque millésime raconte la capacité d’inventer demain sans renier hier.

Sources et pour aller plus loin :

  • Syndicat des Vins de Bandol : https://www.vinsdebandol.com/
  • INAO, statistiques et cahiers des charges AOC Bandol
  • Terre de Vins, “Bandol, le bio et la biodynamie pour tenir la route” : https://www.terredevins.com/
  • Agence BIO, chiffres 2023
  • IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin), “Les intrants phytosanitaires entre 2005 et 2022”
  • Association Restanques et Vignes en Bandol
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