Du domaine monastique à l’âge des Lumières : un Bandol prospère mais fragile

Avant de basculer dans la tourmente révolutionnaire, Bandol jouit d’une réputation solide. Dès le XVI siècle, ses vins embarquent pour les Indes et les Antilles depuis le port, rivalisant avec ceux de Madère ou de Malaga (source : Archives municipales de Bandol). Les vignobles appartiennent alors principalement à de grandes familles terriennes, à des ordres religieux (notamment l’abbaye de Saint-Victor de Marseille) et à la noblesse du temps. Le morcellement des terres reste limité, la main-d’œuvre, souvent locale, et la vinification se transmet par les usages paysans et les savoirs monastiques.

  • En 1780, on compte près de 1 200 hectares plantés autour de Bandol, avec un mode d'exploitation traditionnel, souvent en polyculture.
  • Les archives attestent d’une forte proportion de mourvèdre, rare à l’époque ailleurs en Provence, et d’exportations estimées à près de 8 000 hectolitres en 1776.

Mais cette prospérité tient à un équilibre précaire. L’absence de réformes structurelles, la dépendance aux notables et aux échanges commerciaux exposent le vignoble à un risque majeur : celui des bouleversements politiques et militaires.

La Révolution française : de la confiscation des terres au délitement des savoir-faire

Bouleversement foncier et dérèglement de la propriété

La Révolution frappe en 1789 comme un orage violent. Les propriétés ecclésiastiques sont confisquées dès novembre 1789 et revendues comme biens nationaux—un processus qui ébranle tout l’édifice foncier du Bandol. En quelques années, plus de 40 % des domaines changent de main (source : Archives départementales du Var).

  • Les nouveaux propriétaires sont souvent des bourgeois urbains ou des spéculateurs, sans expérience viticole.
  • Le morcellement s’accélère, parfois au prix d’abandons de parcelles, et l’exploitation rationnelle s’effrite.
  • Les familles vigneronnes des générations antérieures peinent à racheter leurs terres, faute de capitaux.

Autre conséquence majeure : la perte de précieuses archives ou de contrats oraux. Plusieurs familles rapportent, dans leurs chroniques, la disparition de recettes, de pratiques culturales et, de façon plus cruciale encore, d’un savoir-faire transmis sur des générations (cf. travaux de l’historienne Gisèle Trucy, Université d’Aix-Marseille).

Production en repli et exodes

Entre 1792 et 1795, la production s’effondre : les recensements locaux font état d’une perte de près de 40 % de surfaces en vignes sur l’ensemble du canton dès 1793 (source : Études viticoles du Var, 1802). À la peur de la confiscation s’ajoute le manque de main-d’œuvre, les jeunes hommes étant enrôlés pour défendre la République.

  • La chute du commerce maritime prive Bandol de ses débouchés principaux durant les guerres de la Convention puis du Directoire.
  • Certains vignerons fuient les troubles, abandonnant leurs exploitations à des friches.
  • La raréfaction du soufre, utilisé pour protéger la vigne, accroît les risques de maladies cryptogamiques.

Il faudra attendre la période du Consulat pour que la vigne se stabilise, mais le Bandol d’Ancien Régime ne sera jamais vraiment restauré.

Le XIX siècle : renaissance fragile, guerres et crises sanitaires

L’impact des conflits napoléoniens

Avec la fin du blocus anglais en 1814, Bandol retrouve un peu d’élan. Toutefois, la main-d’œuvre reste amputée par la conscription (près de 14 % des hommes du canton mobilisés entre 1804 et 1815, selon les registres militaires du Var), et la demande nationale, fragilisée par les famines et l’incertitude, tire les prix vers le bas.

  • Entre 1808 et 1812, plus de 25 % des exploitations sont en sommeil ou vouées à la polyculture, selon les états des reconnaissances cadastrales.
  • Une large part du vignoble est temporairement convertie en céréales ou jachère.

Arrivée du chemin de fer et ouverture commerciale

Dès 1859, l’arrivée du chemin de fer à proximité (ligne Marseille-Toulon) redonne un souffle commercial. Les Bandolais exportent à nouveau leurs vins vers Paris et l’Algérie. On assiste à une légère revalorisation du mourvèdre et du grenache, capables de donner des vins de garde recherchés.

  • La surface plantée remonte à 1 350 hectares vers 1870 (source : Recensements agricoles du Second Empire).
  • Une classe de négociants-éleveurs s’étoffe, structurant peu à peu la filière, notamment vers la capitale et les ports méditerranéens.

Cette parenthèse de prospérité sera pourtant de courte durée, balayée par la grande crise du phylloxéra.

Le phylloxéra, une guerre souterraine

Entre 1872 et 1890, l’invasion du phylloxéra accable Bandol comme tout le Sud-Est. Ce puceron parasite, venu d’Amérique, anéantit jusqu’à 85 % des vignes locales en vingt ans (source : INRA – Dossier “phylloxéra”). La solution, greffer sur des plants américains résistants, s’impose alors au prix de coûts considérables, accentuant la sélection des plus robustes.

  • Moins de 100 hectares subsistent en production en 1895 sur la zone originelle de Bandol.
  • La disparition de certains clones anciens du mourvèdre, non adaptés à la greffe, laisse une empreinte génétique durable.
  • Les familles les plus modestes quittent le secteur – l’exode rural s’intensifie.

La reconstruction sera longue. Mais elle pose les bases du Bandol moderne, avec une sélection plus exclusive du mourvèdre et la constitution progressive de coopératives pour mutualiser les efforts.

L’épreuve des guerres mondiales : réquisitions, résistance, et adaptation

Première Guerre mondiale : sacrifices et solidarités

Le premier conflit mondial frappe de plein fouet la structure familiale du vignoble. Entre 1914 et 1918, Bandol voit partir une grande partie de ses jeunes hommes au front ; on recense 169 morts pour 1 142 habitants au recensement de 1911 (source : Monuments aux morts, Mairie de Bandol).

  • Les femmes assument alors totalement les travaux de la vigne, organisent les vendanges, et créent de nouveaux réseaux d’entraide : un mouvement qui marquera durablement la place des Bandolaises dans l’économie locale.
  • Les chevaux et mulets sont réquisitionnés ; le transport du raisin s’avère difficile, forçant les vigneronnes à recourir à la brouette ou à la traction humaine.
  • Paradoxalement, l’absence d’engrais chimiques (réservés à l’effort de guerre) favorise des pratiques culturales plus attentives à la biodiversité locale – une source d’inspiration pour les viticulteurs actuels.

Seconde Guerre mondiale : occupation et débrouille

Entre 1942 et 1944, Bandol tombe sous occupation italienne puis allemande. Les réquisitions de vins par l’occupant, à hauteur de 30 % des stocks en 1943 (source : Préfecture du Var, Rapport “Réquisitions agricoles”), privent les familles de leur principale source de revenus.

  • Pour contourner l’occupant, certains vignerons camouflent leurs meilleures barriques, les ensevelissent dans des caves sous les collines ou sous des installations agricoles en ruine – plusieurs caves historiques conservent encore aujourd’hui les traces de cette “guerre des caves”.
  • La pénurie de bouteilles oblige à réutiliser le verre, parfois récupéré chez des hôtels ou des hôpitaux désaffectés – les archives relatent des anecdotes de bouteilles marquées du sceau de la Croix-Rouge recyclées dans les caves bandolaises.
  • Des parcelles entières sont sacrifiées pour cultiver des légumes réquisitionnés par la Kommandantur de Toulon, au détriment de la vigne.

Mais c’est aussi en cette période sombre que s’affirme un esprit de résistance, autour du vin comme emblème de l’identité provençale. En 1941, quelques vignerons initiés relancent une démarche collective qui aboutira à la reconnaissance en AOC Bandol en 1941, malgré l’Occupation (source : Institut National de l’Origine et de la Qualité).

L’héritage : mémoires de crise et culture de la renaissance

Les épreuves traversées ont forgé un héritage de résilience rare. Chaque crise a tour à tour épuré, recomposé, affiné la personnalité du vignoble. Paradoxalement, c’est à travers l’adversité que Bandol a consolidé sa vocation pour l’excellence et pour la préservation d’un cépage fétiche, le mourvèdre, réputé fragile mais tenace.

  • Les pratiques de solidarité héritées des guerres se retrouvent aujourd’hui dans la vie des coopératives et dans les dynamiques de soutien entre domaines indépendants.
  • La connaissance intime de la terre, renforcée par la nécessité d’inventer, de composer avec moins, devient une valeur cardinale pour les nouvelles générations.
  • La transmission, jadis menacée, fait aujourd’hui l’objet d’un soin renouvelé grâce, entre autres, aux initiatives de la Maison des Vins de Bandol et des associations patrimoniales.

Entrer dans l’histoire du vignoble de Bandol, c’est donc perception la force d’une culture soudée par la tempête, toujours debout face aux défis. Aujourd’hui, entre pierre et soleil, la mémoire des vignerons ne cesse de s’enraciner, offrant un infini champ d’exploration à qui veut comprendre les coulisses d’un des grands vins méditerranéens.

Sources principales

  • Archives municipales de Bandol
  • Archives départementales du Var
  • Études viticoles du Var, édition 1802
  • Dossier “phylloxéra” – INRA
  • Monuments aux morts de Bandol
  • Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO)
  • Travaux de Gisèle Trucy, Université d’Aix-Marseille
14/08/2025

Bandol : des civilisations antiques à la gloire des vins, une histoire tissée par la Méditerranée

Les premiers ceps de vigne plantés à Bandol remontent à la rencontre entre les hommes et cette terre baignée de soleil, bien avant l’émergence du port et de la ville. Les Phocéens, peuple grec installé à Massalia (Marseille) au...

28/08/2025

L’histoire du vignoble de Bandol, entre réglementation, appétit de liberté et quête d’excellence

À Bandol, la vigne s’incline face à la mer, s’agrippe aux restanques et s’ouvre à la lumière. Pourtant, avant de devenir emblématique, le vignoble bandolais a vécu des épreuves et des résurrections, guidé par des choix...

25/08/2025

Du cheval à la permaculture : l’incroyable évolution des pratiques agricoles dans les vignes de Bandol

La vigne, dans le bassin méditerranéen, ne date pas d’hier. Les Phocéens ont introduit ses premiers sarments sur le littoral provençal dès le VIe siècle avant notre ère, et l’on retrouve chez...

19/08/2025

Bandol, carrefour antique : héritages grecs et romains dans l’histoire viticole du terroir

Sillonnons les collines du Bandol avec le regard de l’archéologue : ici, la vigne surgit d’un paysage pétri d’histoire, sculpté par la Méditerranée, et marqué des empreintes grecques puis romaines qui ont modelé son...

10/08/2025

Au fil du temps : raconter le vignoble de Bandol et du Val d’Arenc

Le Val d’Arenc et le terroir de Bandol se dressent aujourd’hui comme une des icônes du paysage viticole méditerranéen, mais leurs origines plongent leurs racines bien plus loin que les premiers guides œnologiques. Rév...